PLUS GRAND EST L'AMOUR, MOINS LE TRAVAIL EST PÉNIBLE

Ha 1, 2-3 et 2, 2-4 ; 2 Tm 1, 6-8 + 13-14 ; Lc 17, 5-10
Vingt-septième dimanche du temps ordinaire – année C (2 octobre 2022)
Homélie du frère Daniel BOURGEOIS

Frères et sœurs, voici un très beau passage de l’évangile qui nous prépare à la fête de ce jour, à la fois liturgiquement et aussi par le fait d’accueillir un nouvel évêque. Ce texte est en effet paradoxal et nous déconcerte un peu.

Vous avez remarqué que le Christ dit d’abord : « Qu’avez-vous à Me demander de vous augmenter la foi ? » Les apôtres pensent en effet qu’on peut augmenter la foi. De fait, ça n’a pas grand sens de vouloir augmenter la foi. Cependant, Il leur répond : « Si vous en aviez gros comme un grain de sénevé – c’est la graine la plus minuscule puis ça fait un arbre impressionnant, et Jésus est revenu plusieurs fois sur ce thème pour parler de la vie du Royaume –, vous diriez au mûrier – qui avait un peu la connotation de la plante du diable avec ses fruits noirs et ses terribles épines – de se déraciner pour aller se jeter dans la mer, et il irait ». Ça veut dire que la foi est apparemment presque rien et ça change tout.

Aussitôt après, Il prend une autre parabole dans un tout autre registre et Il dit : « Quand vous avez effectué le travail et que vous revenez des champs, si le maître (à cette époque-là, la relation était beaucoup plus d’ordre privé qu’aujourd’hui) vous demande de mettre votre ceinture pour lui servir à boire et à manger, seulement après vous pourrez manger ». Pas de récompense immédiate, du travail à n’en plus finir, des horaires insupportables et finalement nous ne sommes que des serviteurs inutiles n’ayant fait que ce qu’il fallait. Le contraste est net entre la foi apparemment facile et le service avec ses exigences, le travail et ses relations avec le service d’autrui. On a souvent ce sentiment en considérant la démocratisation du travail qui conduit à des inégalités entre ceux qui travaillent de plus en plus et quelques-uns qui ne font rien. Cette plainte, un art particulièrement cultivé en France, a toutes les raisons de s’exprimer.

Le problème demeure. Pourquoi Jésus, dans deux paraboles ici rapprochées, et Luc n’a pas montré par hasard le contraste entre les deux, a-t-il traité ces deux réalités sur un plan totalement différent l’une de l’autre ? La foi est un tout petit grain, mais ça paraît suffisant, et de l’autre côté le service qui semble sans fin. Dans ce simple contraste, on observe la révélation extraordinaire de quelque chose de très profond sur la réalité de nos actes. Qu’est-ce qui nous motive quand on agit ? A l’est du Rhin, c’est le devoir. Sur les bords de la Méditerranée, ça fonctionne autrement… Mais on comprend ce qui s’impose : rien de tel pour rendre le travail pénible puisque le travail est ce qui doit être fait selon la loi, selon les exigences, selon ce qui s’impose à moi. Puisque ça s’impose à moi, c’est nécessairement pesant. Beaucoup de gens trouvent effectivement le travail très fatigant parce que c’est une figure imposée.

Le résultat est que non seulement nous avons une éthique du travail fondée sur l’obligation de faire, le devoir, la loi, les exigences extérieures, mais aussi nous ne savons pas comment nous en sortir, nous libérer si dès le départ on a compris cela comme un fardeau qui s’impose à nous. C’est là qu’un deuxième aspect de l’action, de tout acte, peut être pour le plaisir, pour la joie d’être en lien et en collaboration avec l’autre. On ne le distingue pas tout le temps mais à partir du moment où il y a la relation entre la personne qui vous demande un service et vous qui mettez en œuvre ce service par votre travail, à partir du moment où il y a un lien d’amitié, d’affection, de confiance, on y va. Certes on peut se faire payer parce qu’il faut bien vivre, comme disait l’autre. En réalité, le fond même de la motivation n’est plus le devoir, mais le lien de confiance et d’amitié avec l’autre, ce qu’on appelle en général la gratuité : c’est le fait que la relation avec l’autre se propose à nous non pas comme un fardeau ou un devoir, mais comme un objet de confiance, de foi.

Cela veut dire que pour nous, comme chrétiens, nous avons sans doute un devoir très important dans ce domaine-là, la vraie raison pour laquelle nous faisons quelque chose, c’est dans le lien que nous pouvons avoir par le service que nous accomplissons. A ce moment-là, on n’est pas du tout sur le même niveau : « Je ne fais pas cela seulement pour toi, je fais ça seulement parce que tu existes ». La différence est claire dès lors : l’existence de l’autre (le patron casse-pieds de l’évangile) ne se présente plus comme une contrainte, puisque c’est la confiance et la foi entre celui qui demande et celui qui accomplit le service.

C’est tout ce que Jésus voulait dire ce jour-là. Il voulait dire que si l’Eglise existe, ce n’est pas parce que Dieu s’impose aux hommes comme une loi (derrière cela on devine une critique d’un judaïsme contemporain de Jésus) mais parce que les membres de l’Eglise, tous ensemble, vis-à-vis de Dieu, du Christ, les uns des autres, doivent essayer de trouver cette gratuité fondamentale par laquelle on peut se mettre au service de l’autre, à condition qu’il y ait la foi. Cela demande un certain recul. D’abord, il n’est pas dit que chaque fois qu’il faille faire quelque chose, on soit tout de suite dans une spontanéité d’émerveillement, de bonheur.

Si vis-à-vis de Dieu, nous vivons notre foi, notre relation avec Lui, uniquement comme une contrainte, de fait ça devient vite pénible, parfois maladif parce que ça peut devenir maniaque : « Que Dieu va-t-Il penser de moi si ce n’est pas fait jusque dans les derniers détails ? » Laissons à Dieu le souci de savoir ce qu’Il pense de nous. Mais vous le sentez frères et sœurs, cette manière dont Jésus propose n’est pas une contrainte, Il le propose parce que c’est Lui, Il est le maître de maison. On pourrait penser que c’est un abus de pouvoir, d’autorité voire du harcèlement. Ce n’en est pas. Jésus affirme que si jusqu’ici les apôtres ont vu Dieu uniquement comme un législateur qui règle jusqu’au dernier moment de la vie pour les rendre rentables vis-à-vis de Lui, alors ils se sont complètement trompés parce qu’à la fin, Il leur fera comprendre que toute cette question du devoir était inutile. Il y a de quoi désespérer Billancourt. On frise le nihilisme spirituel.

Pourtant, il y a quelque chose de vrai. Quand on fait vraiment quelque chose, quel est le but ? Quelle est la lumière qui éclaire ce que nous faisons ? C’est celui ou celle pour lequel ou laquelle on le fait. Il n’y a pas d’autre chose.

Je termine par un petit passage que je vous invite fortement à lire. Saint Augustin a de temps en temps des formules éblouissantes et quand il veut expliquer la charge d’évêque, il laisse entendre que c’est lourd à porter. Il dit que Dieu lui a demandé un travail, une fonction, un service : mais plus grand est l’amour, moins le travail est pénible. Si dans l’Eglise on adoptait cette devise, plus grand est l’amour, moins le travail est pénible, ça changerait pas mal de choses.

 
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