UN DIEU ENTÊTÉ

Sg 11, 23 – 12, 2 ; 2 Th 1, 11 – 2, 2 ; Lc 19, 1-10
Trente-et-unième dimanche du temps ordinaire – année C (30 octobre 2022)
Homélie du frère Daniel BOURGEOIS

Frères et sœurs,

Nous venons d’entendre un passage de l’évangile tellement connu, tellement familier que c’est presque une image d’Épinal. En effet, l’histoire de ce petit bonhomme qui en réalité sous sa petitesse cache un appétit féroce pour plumer l’entourage, ça nous touche énormément, ça fait pleurer dans les chaumières, ce type était ignoble !

Il faut savoir ce qu’était un publicain à l’époque. On se plaint aujourd’hui des impôts, mais dans la détermination des impôts il y a au moins quelque chose d’objectif, le respect de lois. Tandis que là, le pouvoir romain, pour fonctionner, avait besoin de récolter un impôt nécessairement très fort parce qu’il fallait faire vivre toutes les fonctions plus que régaliennes, il fallait tout faire et donc on fixait des sommes à percevoir en fonction des populations. Évidemment, tout ça était fixé de façon très approximative, les Romains avaient copié le modèle égyptien fondé sur la propriété et en même temps ils avaient gardé le leur, où tout le monde devait payer. Ils étaient absolument détestés.

De plus, publicain, c’est quand même plutôt un métier romain ; il travaillait pour l’occupant, l’Empire romain. Vous imaginez ce que ça veut dire ! Et il était juif puisque Jésus dit à la fin qu’il était fils d’Abraham. C’est dire que c’est vraiment le personnage le plus détestable. Si on ajoute à cela qu’il est chef des publicains, ça veut dire qu’il ne va pas voir les gens pour leur dire « tu nous dois ça », il a des employés donc il ne se mouille pas, il distribue simplement les ordres. Il envoie des publicains qui ne sont pas chefs, des sous-chefs, pour tirer l’argent maximal de cette opération et comme d’une certaine façon ils étaient les prêteurs – c’est le système des fermiers généraux –, il fallait bien que tout le monde vive, comme disait le domestique de Talleyrand, à quoi Talleyrand répondait : « Je n’en vois pas la nécessité »… C’était quand même un système terrible.

Vous comprenez la façon dont ça fonctionnait : on estimait. Ainsi, quand on dit à la fin « si j’ai fait du tort à quelqu’un » (traduction un peu lisse), ce tort consiste en réalité à répandre le bruit qu’untel était riche et qu’on pouvait y aller. C’était ça les sycophantes : ils disaient du mal de quelqu’un pour couler sa réputation et en créer une autre qui affirmait que telle personne, telle famille étaient extrêmement riches. Dès lors, le publicain ou le chef des publicains pouvaient faire comme ils voulaient et se payer grassement.

Quand on voit ça, on se dit que cette espèce d’immonde crapule détestée de tout le monde est extraordinaire. Et c’est celui-là qui se convertit ! Et non seulement qui se convertit, mais qui dit qu’il va donner tout son argent… En réalité, on est bon public parce que tout l’argent qu’il va rendre, c’est simplement celui qu’il a volé. Il ne faut pas non plus voir dans le comportement de Zachée une sorte d’héroïsme de la pauvreté. D’ailleurs, il fait la distinction, il reste quand même un peu honnête en disant : « Je vais le rendre et pour ceux à qui j’ai fait du tort, je vais essayer de rembourser au quadruple ». S’il rembourse au quadruple, vous devinez la façon dont il se servait auparavant.

La tradition qui a porté ce récit est très intéressante : c’est un des rares récits où on sait exactement où ça se passe, à Jéricho, ville très riche. C’était la ville des grands parfums de l’Empire romain, c’était les roses de Jéricho, – on ne sait plus ce que ça veut dire aujourd’hui –, c’était la fortune du coin, des distilleries, c’était aussi comme une sorte de serre chaude, des cultures extraordinaires… Ce type est donc absolument ignoble. Or que fait-il ? Comme son métier le fait vivre grassement, il entend parler du passage de Jésus et il se dit qu’il va aller voir. On peut dire que c’est un riche voyeur. Il a une certaine manière de s’intéresser à la vie publique, médiatique du coin de la façon la plus désengagée qui soit. « On en parle, donc je vais le voir. – As-tu vu Jésus ? – Non je ne L’ai pas vu, mais je vais aller le voir ».

C’est quelqu’un d’assez pitoyable, très suffisant, très riche, très sûr de lui et quand même, il y a un moment où il se dit qu’il vaut mieux se cacher. C’est une réaction psychologique intéressante. On dit que c’est parce qu’il est petit de taille qu’il grimpe dans un arbre, le sycomore, mais en même temps comme il n’est pas gros et plutôt petit, les énormes feuilles du sycomore le cachent. Il est vraiment l’observateur, le paparazzi avec le téléobjectif. Ce portrait de Zachée nous montre un personnage vraiment pas intéressant.

On se dit alors que c’est merveilleux, qu’il a changé son cœur. Certes, mais comme dirait l’autre, il avait les moyens de sa charité. On en est là. Alors, où est l’intérêt du récit ? Je crois que l’intérêt du récit n’est pas tellement le comportement de Zachée que nous admirons tant. C’est plutôt le risque que prend Jésus en fréquentant un type comme ça, car on est dans une petite cité. Jéricho était assez prospère à l’époque, mais ça ne devait pas dépasser deux ou trois mille habitants. Jésus se dit qu’Il va le voir. Il y a alors toute la mise en scène du regard divin qui passe à travers les feuilles de sycomore et qui dit à Zachée : « Il faut que J’aille demeurer chez toi aujourd’hui ». Tout le ressort du récit, c’est cette décision de Jésus de s’inviter chez un homme pas du tout recommandable.

Ça rejoint le très beau texte de la Sagesse que nous avons entendu tout à l’heure. Déjà dans l’Ancien Testament – le livre de la Sagesse est écrit cinquante ou quatre-vingts ans avant la naissance de Jésus –, ce texte était extrêmement révélateur d’une préoccupation des juifs, surtout ceux qui vivaient dans les milieux païens : Dieu finalement ne veut la mort de personne, et quand les gens ne sont pas tout à fait recommandables, ça ne fait rien, Il les laisse vivre, Il les accompagne et d’une certaine façon Il est capable de les conduire. C’est exactement le comportement et l’attitude de Jésus.

Il vient donc là, Il voit cet homme et plutôt que de voir le côté un peu répulsif de ce collecteur d’impôts, Il en devine une sorte de misère incroyable, et là, c’est l’imprévisible de Dieu. Lui-même, Dieu, prend le risque d’aller voir celui qui dans toute cette foule devait être considéré comme le plus minable et le moins digne d’accueillir Jésus. Il prend tous les risques. Et finalement, je pense quand même que ce qui nous fascine dans cette histoire de Zachée, c’est le fait que nous voyons Dieu capable d’aller jusqu’au bout de sa présence au milieu de l’humanité, dans sa création, pour aller voir ce pauvre type et aller le voir avec une sorte de sens du devoir. « Il faut que J’aille demeurer chez toi aujourd’hui », comme s’Il disait à Zachée : « Je ne peux pas te louper, Je ne peux pas te laisser dans l’état où tu es ». C’est donc une sorte de proximité forcée.

Dans l’Ancien Testament déjà, Dieu a souvent l’habitude d’intervenir : quand Il arrive sous le chêne de Mambré, Abraham est surpris et Dieu attend son hospitalité. C’est toujours un peu comme ça : quand Dieu veut faire une intervention directe, il n’y a pas de carton d’invitation, il n’y a pas de réponse obligatoire, Il dit : « Il faut que J’aille demain chez toi ». Il prend le risque, et c’est ce qui est intéressant dans ce récit. On nous montre ici Jésus, – Il l’a fait d’autres fois, mais là c’est véritablement inattendu – allant dénicher le type qui est caché dans son sycomore pour lui dire qu’Il doit aller chez lui.

C’est ça qui me paraît vraiment être le suspens dans ce récit. Comment se fait-il que Dieu puisse avoir un tel comportement, une telle liberté vis-à-vis des pécheurs ? On a un peu voulu atténuer ce choix et à certains moments on a pensé que l’on pouvait dire que pour s’approcher de Dieu, il fallait avoir respecté les dix commandements, les commandements de l’Église, être absolument impeccable pour aller à la messe, pour communier, certes ! Mais où est le côté provocateur de la visite de Dieu ? C’est ce qui finalement devrait nous toucher le plus profondément. Après tout, c’est sûr que nous ne sommes pas des chefs de publicains, on n’a pas les moyens. Mais c’est quand même intéressant que Jésus choisisse d’aller le visiter, d’aller vivre dans cette ville de Jéricho qui d’ailleurs n’avait pas une réputation de ville tout à fait honnête, c’était aussi la ville des grosses affaires. Eh bien, Il le choisit lui, sans doute le personnage le plus détesté et au moment même où Il va voir ce bonhomme, immédiatement le pire de la religiosité de l’époque refait surface : pourquoi est-Il allé là ? Comme si tous les gens qui étaient là autour, à commencer par les plus dignes, les plus pieux, tous les pratiquants réguliers du culte, disaient qu’il n’était pas possible que Jésus aille chez ce type-là.

Quand je dis que Dieu se compromet, Il se compromet jusqu’à être critiqué Lui-même, parce qu’au fond, au moment où Il rentre dans la maison de Zachée, tout le monde voit bien ce que ça veut dire : il s’encanaille chez le pire des types de la ville. Ça aussi, c’est assez étonnant que Dieu accepte ce risque. Quand on dit que Dieu est venu parmi nous, nous sommes plutôt fiers, car ça veut dire que Dieu a reconnu l’humanité que nous sommes, avec toutes ses qualités, sauf que Dieu est venu parmi nous avec une population pécheresse et dont nous sommes d’ailleurs. Le paradoxe même de la figure de Zachée, c’est que le Fils de Dieu ait accepté d’aller là où précisément on pouvait dénigrer le Fils de Dieu d’être venu là. Ce que je vais dire est peut-être un peu forcé, c’est un peu comme si Dieu acceptait de mettre en cause sa bonne réputation en allant voir cette espèce de crapule.

C’est quand même ça le drame du Salut. C’est pour ça qu’Il dit à la fin : « Je suis venu pour ce qui est perdu ». Question terrible pour nous et notre existence aujourd’hui : croyons-nous encore que Dieu soit capable de récupérer ce qui était perdu ? Nous vivons toujours avec l’avalanche de toutes les nouvelles qui nous disent tout ce qui est perdu, et on se dit que c’est comme ça, notre histoire du Salut, c’est "profits et pertes". Mais Jésus non ! Il n’accepte pas. Dieu veut qu’aucun de ses petits ne se perde.

Frères et sœurs, c’est quand même assez merveilleux d’avoir ça comme prologue à la fête de la Toussaint. Je vais vous passer la main dans le dos, nous sommes tous des saints, nous en sommes persuadés, n’est-ce pas ? Nous sommes tous des saints, mais nous sommes des pécheurs pardonnés et c’est ce qui est grandiose de la part de Dieu. Comment voulez-vous que Dieu se fasse des illusions sur Zachée ou sur nous-mêmes, ce n’est pas possible. Pourtant Il est là et Il dit : « Il faut que j’aille demeurer chez toi ». Dieu continue de venir à la messe tous les dimanches, partout, et Il continue à venir dans tous les endroits où le péché du monde, le péché des hommes s’étale et s’installe, mais Il ne lâche pas là-dessus.

Au fond, ce qui nous réjouit tellement et qui nous touche tellement dans l’histoire de Zachée, ce n’est pas le personnage de Zachée, c’est l’entêtement de Dieu. Oui, Dieu a un comportement imprévisible, Il ne peut pas nous lâcher, Il ne peut pas se dire que sa création est fichue.

Frères et sœurs, c’est vraiment quelque chose de très important à méditer par les temps qui courent parce qu’on a l’impression de vivre une période de décadence, de lassitude, de fatigue. Que peut-on sortir de ce monde de cette création, de l’histoire, que peut-on sortir ? Nous d’une certaine façon, respectivement, nous sommes par certains côtés de nous-mêmes les complices de cette espèce de décadence et de chute, mais il y en Un qui ne peut pas s’en accommoder, c’est Dieu.

 
Copyright © 2024 Paroisse Saint Jean de Malte - Tous droits réservés
Joomla! est un Logiciel Libre diffusé sous licence GNU General Public