SANTÉ OU SALUT?

2 R 5, 14-17 ; 2 Tm 2, 8-13 ; Lc 17, 11-19
Vingt-huitième dimanche du temps ordinaire – année C (9 octobre 2022)
Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS

Frères et sœurs, ce récit de la guérison des dix lépreux pose une seule question, mais de taille. Elle est extrêmement importante aujourd'hui pour le présent et pour l'avenir de l'Église. La voici : qu'est-ce que nous, aussi bien ceux qui sont chrétiens que ceux qui ne le sont pas, qui appartiennent à une autre religion, qu'est-ce que nous voulons ? Voulons-nous la santé ou voulons-nous le Salut ? C'est sans doute une des équivoques les plus terribles de la société actuelle : au fond, comme le dit la fameuse formule, « tant qu'on a la santé, ça va ».

Je suis bien d'accord et je nous souhaite à tous une très bonne santé, mais précisément, la santé et le salut sont deux choses différentes. Relisons attentivement le récit de la guérison des dix lépreux. Tout d'abord, leur manière d'interpeller le Christ est à peu près la manière dont 99 % de l'humanité s'adresse à Dieu. On a traduit par « maître », mais ce n’est pas « maître », c'est « patron ». Les dix lépreux s'adressent à Jésus en l'appelant « patron » avec toute l'équivoque du patron qui peut être le grand chef, le petit chef, le contremaître, etc. Mais c'est le patron. Ils s'adressent à Jésus dans cette perspective : « Tu as des pouvoirs. Peux-Tu les mettre en œuvre à notre profit ? » C'est là aussi la majorité des prières qui sont adressées à Dieu. Hélas ! On s'adresse toujours plus ou moins à Lui en tant que patron. C'est pour ça que ça nous plaît tellement de dire, « je crois en Dieu, le Père tout-puissant… », c'est le "big boss". C’est ainsi qu’ils s'adressent à Dieu.

Notez la réponse de Jésus : Il ne répond pas à leurs questions pour les guérir, mais Il les envoie directement voir les prêtres. Je n’ose pas dire que Jésus se défile, mais Il se dit : « Il faut quand même une garantie officielle pour ce que Je vais faire pour eux ». Remarquez bien qu’ils partent voir le prêtre avant d'avoir constaté la guérison. Donc, ils ont la foi. Il ne faut pas l’oublier. Ces dix lépreux, je dis bien les dix, aussi bien les neuf non Samaritains que le Samaritain, ont la foi, et c'est parce qu'ils font confiance à la réaction de Jésus qu'ils vont s'avancer en direction d’un prêtre qui résidait dans le coin. Ils ont la foi. Et que se passe-t-il ? En chemin, ils sont guéris. Là aussi, c'est extraordinaire, car Jésus aurait pu les guérir tout de suite en disant : « Je le veux, soyez guéris ». Mais c’est : « Allez vous montrer aux prêtres ».

Dans la démarche même de la foi qu'ils ont eue, de la confiance qu'ils ont eue dans le pouvoir de Jésus, le grand patron, ils vont constater leur guérison. Ne disons donc pas que ceux qui ne reviendront pas n'ont pas la foi, ou ont des motifs d'aller faire autre chose, non : ils ont été guéris parce qu’ils avaient la foi.

A quoi leur a-t-elle servi ? Finalement, à leur santé. Ils ont été guéris, ils ont reçu la santé. Ils ont bénéficié de tous les secours de la sécurité sociale spirituelle que représente Dieu pour la plupart des gens. A partir de là, ce n’est plus la peine de chercher plus loin. De fait, ça arrive de temps en temps dans les récits de guérison où on voit bien que des gens ont la foi : dans certains cas, ils rendent grâce et louent Dieu, dans d’autres cas, non. Ici, la guérison est intéressante parce que neuf sur dix considèrent qu’à partir du moment où ils ont recouvré la santé, tout va bien, et un sur dix, justement celui qui est atypique du point de vue religieux (car les Samaritains étaient détestés, méprisés, tout ce que vous pouvez imaginer, c'était véritablement pour les Juifs l’horreur parce qu’ils caricaturaient à leurs yeux les éléments fondamentaux de la dévotion et de la piété juives), se rendant compte qu'il est guéri, a une attitude presque inexplicable, car ce qu’il va faire ne sert à rien, puisqu’il est guéri. Donc, du point de vue de l'utilité, de la satisfaction de ce qu'il demandait, les choses sont en règle.

Le Samaritain, celui qui était censé avoir moins de qualification religieuse que les neuf autres qui étaient juifs, celui-là retourne en louant Dieu. Dès le moment où il se rend compte dans la foi qu'il a été guéri, il se rend compte aussi que cette guérison ne peut se manifester que par une attitude qui ne sert à rien, qui est d'une gratuité totale, qui est simplement à la fois de dire merci et de chanter la louange de Dieu. Il n’est pas comme un enfant à qui on dit : « Si mamie t’a donné des gâteaux, il faut dire merci ». C’est un peu plus subtil. Dans la dynamique de la guérison, il se rend compte que non seulement il a été guéri, purifié (d'ailleurs Jésus prend exactement ce terme-là, purifié, mis dans la bonne situation, pour pouvoir être réintégré dans la société), mais maintenant qu’il l’est, il se sent obligé de manifester une sorte de gratuité immotivée du point de vue de l'existence humaine (à partir du moment où on est lépreux, guéri, on peut réintégrer la société, donc on a tout ce qu'il faut). Il n’était pas obligé de le faire, et il le fait. À ce moment-là, il commence à proclamer non pas qu'il a été guéri, mais qu'il a été sauvé.

Frères et sœurs, je n’ai pas besoin de développer davantage : c’est exactement le problème fondamental du monde, de la société et de l'Église. Que demandons-nous ? Actuellement, avec tous les malheurs qui planent sur l'humanité etc., nous demandons à échapper à toutes les difficultés : « Guéris-nous de la COVID, guéris-nous de toutes les malversations financières, guéris-nous de toutes les magouilles politiques… Guéris-nous, guéris-nous, guéris-nous ». C’est-à-dire : « Fais-nous retrouver un état normal de bonne santé ». On peut toujours prier pour que la France aille mieux. C'est un sujet inépuisable.

Mais frères et sœurs, nous sommes complètement obsédés par le problème de la santé au sens large du terme : faire que les choses marchent aussi bien que possible à partir de leur capacité et de leur force naturelle. Simplement, ce que Jésus apprécie chez le Samaritain, c'est que non seulement il a reconnu qu'il était guéri, purifié, et donc qu'il avait la santé, mais aussi que l'opération par laquelle il retrouvait la santé était objet d'action de grâce et de louange. En fait, à la différence des neuf autres qui ont simplement retrouvé l'état normal de l'appartenance à la vie sociale, lui a trouvé un état qui paraît anormal (un sur dix, ce n’est pas beaucoup dans les sondages). Dans cet état anormal, il a trouvé la vérité de lui-même : c'est la reconnaissance et l'action de grâce.

Or aujourd'hui, que passe-t-il ? Que le monde ait envie d'avoir la santé à tout niveau, c’est normal. Je dirais que de ce point de vue-là, il faut le faire. Mais si nous-mêmes, nous voulons essayer de comprendre pourquoi on existe, on ne peut pas se contenter de collaborer pour que tout le monde ait la santé. C’est très nécessaire, c'est très bien (il va y avoir une quête pour Saint-Vincent-de-Paul, allez-y mes frères, c'est très utile). Mais vous comprenez le problème, c'est que si on réduit l'Église à une sorte de société philanthropique qui essaie de faire le mieux possible pour collaborer à la santé des autres (alors que maintenant nous n’avons plus du tout les moyens, on n'est plus du tout à la hauteur !), nous ne sommes pas des messagers du Salut.

Qu’est-ce que le Salut ? C'est simplement le bonheur de reconnaître qu’on doit tout ce qu'on est à un Autre, à Celui que désormais on ne peut plus appeler le patron, le "big boss". On le doit à Quelqu'un qui est venu pour partager la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui, situation de souffrance, situation de manque, certes ; mais Il est venu pour nous faire découvrir à travers cela ce qu'est vraiment le Salut.

Frères et sœurs, je termine simplement par une question : nous avons un nouvel évêque, on en est très content, on a tous regardé, on y est allé, c'est bien. Personnellement, ça me pose une question, Quand on change de "big boss", c'est toujours plein d'espoir et je l'espère sincèrement. Mais quel visage de l'Église allons-nous manifester avec ce nouvel évêque ? Visage de la santé ou visage du salut ? Je vous laisse sur cette question.

 
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