LA PRIERE DES CASSE-PIEDS
Ex 17, 8-13 ; 2 Tm 3, 14 – 4, 2 ; Lc 18, 1-8
Vingt-neuvième dimanche du temps ordinaire – année C (16 octobre 2022)
Homélie du Frère Daniel BOURGEOIS
Frères et sœurs,
Voici une page d’évangile connue qui sert souvent à justifier une conception de la prière que je nommerai « la prière des casse-pieds ». En effet, on voit une pauvre veuve qui arrive à ses fins, à savoir obtenir du juge qu’on puisse lui rendre justice, simplement parce que le juge observe qu’elle vient lui casser les pieds, l’importuner. A la fin, le juge a d’ailleurs peur qu’elle vienne l’agresser. C’est une veuve à poigne !
Ainsi pour la prière, il faut persévérer, répéter, ne pas avoir peur de se faire entendre de Dieu pour qu’elle puisse être exaucée. C’est comme dans l’épître racontant qu’en plein désert dans la bataille entre les Israélites et une peuplade voisine, les Amalécites, il y a une sorte de match : quand le supporter d’Israël lève les bras et supplie pour avoir le soutien de Dieu, ça marche, tandis que quand il est fatigué et baisse les bras, ça ne marche plus. Autrement dit, on pense que la prière sert pour que cela aille mieux et on la réserve en général à nos proches et amis. Faut-il pour autant insister, harceler Dieu pour obtenir ce que l’on désire ?
Je crois que l’enseignement de Jésus sur la prière est beaucoup plus large que cela. Il nous met devant un fait : les rapports entre l’Eglise (le peuple de Dieu que nous sommes) et le monde. C’est ce dont il s’agit dans cette petite anecdote que Jésus reprend car il devait y avoir dans son entourage des gens qui racontaient une histoire semblable.
Examinons les deux personnages. Il y a d’abord l’héroïne principale, une veuve de condition très défavorisée, apparemment sans enfant pour la soutenir. Il fallait que les veuves, prenant conscience de leur détresse et de l’indigence de leurs moyens, essaient d’avoir une vie décente. Dans les prières d’ailleurs, on dit souvent que le Seigneur a pitié de la veuve et de l’orphelin, ceux qui n’avaient à l’époque pas droit aux prestations sociales. La veuve dans une situation de misère représente l’Eglise, nous qui sommes dans un certain veuvage car le Christ est mort et ressuscité, nous laissant certes une promesse de Salut, mais Il n’est plus là. Or la veuve est animée par la foi, elle croit que son Seigneur est vivant, mais en même temps, lorsqu’elle crie et demande aide et soutien, il n’y a pas de réponse. La condition de la veuve est délicate car elle ne peut pas s’en sortir sans Celui qui pourtant n’est pas là.
L’autre personnage est un affreux juge, infréquentable. Ce n’est pas un débat entre juifs et chrétiens, mais entre les chrétiens et la société civile – la vie telle qu’elle va. Le juge représente ici un certain pouvoir de la société avec à la fois les intérêts qui l’accompagnent et l’inutilité de soutenir la veuve. On ne se mouille pas trop pour des causes un peu trop généreuses et ce n’est pas dans le milieu judiciaire que l’on retrouve les meilleures figures de Don Quichotte. Telle est l’ambigüité : d’un côté, le monde tel qu’il va avec un juge qui choisit ses causes, et qui fait ce qu’il veut. Et de l’autre, une veuve qui n’y arrive pas.
Cette situation reste actuelle. L’Eglise fait ce qu’elle peut, elle défend son existence, son avenir, ses convictions dans un contexte de relative indépendance – la séparation des Eglises et de l’Etat. De l’autre côté, le monde tel qu’il va, avec ce juge qualifié d’inique –il touche son salaire mais se fiche de la cause à juger, choisissant les procès qui lui rapportent le plus. C’est la situation de la société qui essaie de se maintenir avec les moyens du bord, la situation des rapports de l’Eglise et du monde. La pauvre veuve, l’Eglise, n’est pas dans la puissance d’action et de conviction, sinon d’aller embêter le juge pour qu’il lui fasse justice. Du coup, l’Eglise n’a plus beaucoup de pouvoir, notamment pour influer sur la société. De l’autre côté, le juge représente une société qui avance cahin caha, qui prend des décisions tantôt justes, tantôt injustes. La télévision et la presse peignent le tableau de cette société.
Alors, que dit Jésus sur cette histoire ? L’Eglise, la veuve, va « casser les pieds » au juge jusqu’à ce qu’elle obtienne gain de cause. Mais Jésus ne dit pas que Dieu va changer la mentalité du juge. Il n’y a pas d’intervention surnaturelle. Dieu respecte la liberté du juge, Il le laisse à sa liberté. La veuve réclame pourtant justice comme le faisaient les premiers chrétiens qui avaient reçu l’annonce du Salut de Dieu. Pourquoi cela ne leur ouvrait-il pas une sorte d’autoroute pour faire régner la justice dans le monde ? Et ça fait vingt siècles qu’on l’attend !
Frères et sœurs, ce texte est d’une immense actualité. Si l’on considère que le véritable but visé par Jésus quand Il est venu parmi nous, c’était de faire régner la justice du Royaume de Dieu dans le monde, qu’elle l’emporte définitivement et immédiatement sur la justice du monde, on se trompe. Dieu n’agira pas sans avoir respecté la liberté du juge. Il laisse le monde à sa liberté, y compris lorsque le juge s’en sert mal.
On a donc là une certaine vision du rapport de l’Eglise et du monde. L’Eglise est le signe et la messagère de la liberté que Dieu veut nous donner en nous accordant son Salut et son Pardon. Elle a un rôle sur la société, presque de harcèlement : « Nous sommes tous appelés, vous les païens qui ne croyez pas et nous les chrétiens qui croyons, à trouver la véritable dimension de notre liberté. C’est une dimension qui veut que, dans notre liberté même, nous trouvions la rencontre et la vie en plénitude avec Dieu ».
Mais de l’autre côté, qu’est-ce que le monde ? Le monde est celui qui a une certaine idée de sa liberté qui n’est sans doute pas la nôtre. On ne peut pas dire que les grands dirigeants politiques actuels soient préoccupés par la fin du monde sauf si elle devait devenir nucléaire. Ainsi frères et sœurs, cette préoccupation, aussi bien du monde que de la vie dans l’Eglise, c’est la liberté. On peut espérer que l’Eglise s’en serve et la mette en valeur le mieux possible par la recherche de la paix et de la concorde, afin d’éviter les choses terribles que nous voyons aujourd’hui. Mais Dieu considère que la liberté qu’Il a donnée au monde par la création, avant même de nous apporter la liberté par sa mort sur la croix, cette liberté, Il l’a donnée, Il la respecte même si le monde s’en sert mal.
La parabole se termine par un petit clin d’œil positif. Par lassitude, le juge a fini par céder à la demande de la veuve ; l’évangéliste ajoute « en rapidité ». Cela veut dire que Dieu fera que cette liberté-là sera vaincue dans ses intentions de mal par le Salut de Dieu, par Dieu qui vient rassembler toute l’humanité dans son Royaume.
C’est donc un message d’espérance qui insiste sur la condition des chrétiens, par la prière, par la supplication et par tout ce qu’ils demandent ou essaient de faire, et même confrontée à des forces de réticence, voire même des forces de destruction ou de mal. Mais Dieu ne renie en rien la liberté qu’Il a donnée à toute l’humanité.
Frères et sœurs, c’est l’une des grandeurs de notre foi chrétienne de ne pas croire qu’il y a obligation pour la religion de s’imposer à la société. On voit jusqu’où ça peut aller, jusqu’à la violence. Précisément cette parabole nous dit que cela ne peut pas être la violence mais le respect de la liberté. C’est dans ce cadre-là que se situe la dimension de la prière que Dieu veut que nous mettions en œuvre au jour le jour dans notre vie, dans notre relation avec les proches et dans la relation de tous les hommes entre eux.