JE NE SUIS PAS TOUT LE MONDE

Si 35, 12-14 + 16-18 ; 2 Tm 4, 6-8 + 16-18 ; Lc 18, 9-14
Trentième dimanche du temps ordinaire – année C (23 octobre 2022)
Homélie du frère Daniel BOURGEOIS

Frères et sœurs, vous la connaissez peut-être parce que je l'ai souvent racontée dans des petits groupes de catéchèse, cette petite histoire assez typiquement lyonnaise qui raconte comment dans les années 1920 – l'esprit démocratique n’était pas encore universellement répandu – une dame de noble ascendance lyonnaise s'en allait à la poste. Chose étrange, elle n’y avait pas envoyé la domestique et c'est elle-même qui s’y rendit. Évidemment, la poste est un univers parfaitement nouveau auquel elle n'est pas du tout accoutumée. Elle n'a pas non plus les réflexes qu'il faut dans une situation pareille en voyant une longue file d’attente devant le guichet. Elle pense qu'il faut s’avancer et va directement au guichet, en damant le pion à tout le monde. À ce moment-là, un canut avec sa casquette entre les mains s'écrie avec une certaine indignation, mais sans doute avec beaucoup de respect : « Madame, à la queue comme tout le monde ! » Quelle audace ! Alors la dame se retourne et avec une innocence absolument désarmante, lui répond : « Mais je ne suis pas tout le monde ! » L'affaire était réglée. Ce petit préambule est peut-être la meilleure introduction que l'on puisse imaginer pour comprendre cette parabole.

Tout d'abord, évitons d'assimiler trop vite le pharisien au judaïsme et le publicain au monde païen. En réalité, le publicain peut aussi être un juif qui ramasse les impôts pour le compte de l'Empire romain. Il ne s'agit pas ici d'une distinction religieuse, comme si les hommes païens priaient mieux que les juifs. Non, c'est sans doute une parabole qui surgit – Jésus a dû l'utiliser ou peut-être même la créer – parce que Lui-même avait souvent été impugné à cause de la fréquentation très spontanée, simple et sans problème qu'Il avait avec ceux qui étaient considérés dans la société juive comme des gens peu fréquentables. Dans les évangiles, il y a souvent l'association : « Les publicains et les prostituées vous précéderont dans le Royaume de Dieu ». Cela veut donc dire que Jésus avait vraiment présente à l’esprit la délimitation des différentes couches sociales à l'intérieur du monde juif où Il vivait – Il allait de temps en temps sur des territoires païens comme Tyr et Sidon, mais c'était rare. A-t-Il élaboré cette parabole à partir de là ? On n'en sait rien mais c'est très probable. C'est pour cela qu'elle est très intéressante car c'est vraiment un enseignement sur la prière.

Qu'est-ce que Dieu nous apprend dans cette histoire ? Quelque chose peut-être extrêmement important aujourd'hui : « Je ne suis pas tout le monde ». Qui d'entre nous n’a pas eu à un certain moment ce réflexe de se dire : « Je ne suis pas tout le monde » ? Cela revient à dire que son cas est unique et doit être traité à part. C'est même tellement important qu'un grand sociologue contemporain dont on parle moins maintenant – Pierre Bourdieu – a écrit un gros pavé, une grande thèse saluée en 1979 comme une sorte de révolution dans la société française, intitulée De la distinction. En résumé, il disait ceci : dans un monde où une culture de masse est en train de s’implanter, chaque individu se sent perdu et noyé dans la masse. Dieu sait qu'actuellement on fait tout pour nous noyer dans la masse et il faut bien dire que l'informatique n'arrange pas les choses. On est perdu là-dedans mais il y a quand même toujours un petit sursaut intérieur pour essayer de se distinguer. Prenons un exemple tout bête. Tout le monde sait qu'aujourd'hui le blue-jean est devenu un des vêtements fondamentaux de la post-modernité. Où est la distinction ? C'est dans la manière de déchirer les genoux, de faire des entailles, de grosses taches sur le derrière et ainsi de se distinguer, tout en étant parfaitement à la mode. Ce phénomène de la mode est parfaitement adapté à notre propos. Tout le monde fait cela sauf que moi, par la manière dont je traite mon blue-jean – le laver à l'eau de javel est très ringard, on fait mieux – j'essaie de trouver le petit détail qui fait que ce n'est pas comme tout le monde. Autrement dit, même la mode qui peut paraître comme un phénomène d’unification suscite en réalité dans le cœur de chacun le désir d'une singularité, d'une distinction qui fait que je suis à la fois dans la masse et en même temps distinct, unique par la façon même de me vêtir avec un vêtement aussi ordinaire que le blue-jean.

Venons-en à la parabole. En quoi consiste la prière du publicain ? Il ne dit rien de lui-même, il est d'une certaine façon complètement pris dans la masse. « Aie pitié du pécheur que je suis ». On ne peut pas se ramener à un degré plus bas de l'indistinction, du "être parmi tout le monde" et "comme tout le monde". Cette prière du publicain est terrible parce qu'on finit par se demander pourquoi il monte au Temple puisqu'il est comme tout le monde. Il ne va quand même pas avoir des prétentions religieuses pour aller raconter à Dieu qu'il est comme tout le monde. Pourtant, c'est précisément ce qu'il dit : « Seigneur, aie pitié du pécheur que je suis ». Il ne peut même pas se raconter ni dire la singularité de ce qu'il a fait. Il ne peut pas dire : « Seigneur, j'ai truandé tous les clients qui devaient payer le fisc et je me suis enrichi de façon effrontée et impardonnable ». Non, il dit : « Aie pitié du pécheur que je suis ». C'est comme si le publicain disait : « On ne va pas entrer dans les détails, je suis pécheur ».

Que dit le pharisien ? C'est fou ce qu'il a de choses à dire à Dieu. Mais que dit-il très exactement ? Il explique tout ce qui le distingue de son environnement social. Et qu'est-ce qui l’en distingue ? C'est que lui, il jeûne quand les autres ne jeûnent pas, lui paie la dîme alors que sûrement ceux qui devraient la payer ne la paient pas. Il fait tout ce qui par sa propre initiative ne relève que de lui. Il ne dit pas : « Je m'occupe de mon père et de ma mère pour payer l’EHPAD ». Il dit : « Voici ce que je fais pour Toi, Dieu ». On est véritablement au niveau de la discussion avec Dieu. « Je ne suis pas tout le monde, je parle à Dieu ».

Sur cette base, le pharisien a plus que de la bonne conscience. La bonne conscience serait presque plus du côté du publicain essayant de limiter les dégâts. Là, c’est de la bonne conscience de haut niveau : « J'ai vraiment totalement fait ce que je devais faire et c'est pour cela que je suis à la hauteur pour discuter avec Toi ». Or, sur quoi ce discours repose-t-il ? D'une certaine façon, le pharisien apprécie sa conscience à la mesure de la vie sociale : « Moi et ma conscience sommes au-dessus des données habituelles de la vie sociale ». Normalement, qu'est-ce que cela devrait être ? Ça devait être lui qui mesure, par sa conscience, son comportement dans la société. Dans la tête du pharisien, c'est ce qui est terrible, c'est bel et bien son être social qui transparaît et la prière ne devient que la manifestation de sa supériorité par rapport à la société. Sa prière est comme la réponse de la dame de Lyon : « Je ne suis pas tout le monde ».

Par conséquent la démarche du pharisien consiste à dire : « Dieu ne peut pas se désintéresser de moi puisque je suis tellement unique, tellement singulier. Mon comportement est tellement extraordinaire qu'on ne peut pas me reprocher quoi que ce soit. Seigneur Dieu, il me semble que je dois T'intéresser. Tu dois être émerveillé par ce que je suis. Je ne suis pas comme tout le monde. Je ne fais pas partie de tous ces comportements sociaux qui relèvent plus ou moins des réflexes de Pavlov ».

Frères et sœurs, on ne peut même pas dire ici que la prière soit le repli sur son identité personnelle. C'est le repli sur son identité personnelle en comparaison avec la vie sociale ordinaire de tout le monde. Il y a dans la prière du pharisien quelque chose d'absolument extraordinaire : ce qu'il présente à Dieu comme des prières valables, c'est ce qui, à ses propres yeux, le rend supérieur à la société dans laquelle il vit.

Frères et sœurs, vous me direz qu’aujourd’hui, nous les chrétiens, nous faisons tellement profil bas, nous avons peur d'afficher qui nous sommes. Ce n'est sans doute pas très bien, mais le fond du problème reste ailleurs. Quand nous prions, où en sommes-nous ? Prions-nous simplement pour s'affirmer à l'intérieur d'une société, dans une différence ou une distinction qui fait que je trouve une identité que je considère comme un moyen d'être supérieur aux autres ? Dans un tel cas, comment voulez-vous que Dieu le justifie ? Il n'a rien à justifier. Le pharisien a passé son temps à s'auto-justifier devant Lui. C'est cela qui est terrible, d'une certaine façon sa prière montre qu'il n'a plus besoin de prier. Il n'a plus besoin de demander quoi que ce soit à Dieu. Il est là et dit : « Tu vois, je suis tout à fait admirable et je viens simplement pour Te donner l’occasion, Toi Dieu, de contempler ma perfection ». Alors que le publicain est totalement immergé dans la condition sociale où il se trouve, il est même plus qu’immergé, il est la tête sous l’eau et il n’a pas les moyens de répondre exactement à la présence de Dieu. « Aie pitié », c’est-à-dire qu’il ne dit même pas : « Voici ce que je suis », mais : « Tu ne peux faire qu’une chose vis-à-vis de moi, c’est de me traiter avec pitié ». C’est le début de la prière.

Frères et sœurs, je pense que c’est quand-même quelque chose que le Christ a voulu souligner. Il a voulu nous montrer que cette attitude qu’Il nous demande n’est pas banale. La prière n’est pas là pour nous fondre dans la masse, mais dans le contexte global actuel, c’est pour que nous découvrions que la vraie et profonde attitude qui nous distingue, c’est le fait que Dieu nous prenne dans sa miséricorde et son pardon.

Autrement dit, il y a là un enseignement sur la prière tout à fait étonnant : le début de la prière est la demande de pardon. Cela ne veut pas dire que l’on va se battre la coulpe pendant des heures, mais qu’il y a cette conscience d’être livré à la faiblesse, à l’indistinction, à la banalisation de notre vie et de notre conscience et qu’il y a là la possibilité pour Dieu de faire ressurgir en nous le désir de Lui demander qu’Il fasse de nous vraiment ses fils. Il n’y a pas d’autre objectif dans le début de la demande que nous adressons à Dieu.

 
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